Akua Naru : l’interview

Akua Naru est une reine. Une reine de rage, de gravité, de poésie et de kilomètres. Grande voyageuse, poète et philosophe, Akua Naru incarne la voix féminine d’un hip-hop poétique, brut et politique.

Dans son style, Latanya Hinton alias Akua Naru est une pionnière. Née à New Haven dans le Connecticut, elle baigne dans la musique sacrée, avec sa grand-mère qui l’emmène à l’église, comme dans le hip-hop grâce à un oncle qui lui met ses premières mixtapes sous le nez. Puis elle part en voyage autour du monde : en Asie du Sud-Est et en Chine, en Afrique de l’Ouest et à Cologne, où elle vit depuis dix ans. Rythmes africains et influences jazz, blues et souls caractérisent la musique de cette diva aux pieds souvent nus, qui s’inspire de Mos Def autant que de Lauryn Hill, d’Erykah Badu ou de Gladys Knight.

Après trois albums sublimes dont le tout dernier The Miner’s Canary, des collaborations avec Guts, Questlove, Tony Allen, Cody Chestnut, Tune-Yards ou Angelique Kidjo pour ne citer qu’eux ; et au moins quatre ou cinq tours du monde, Akua Naru termine sa tournée « Black Noise » au Chat Noir à Genève dans le cadre du Festival JAzzcontreband. Enfin termine … Quand on se rencontre, elle arrive d’un grand voyage en Afrique et s’apprête à s’envoler pour le Brésil. 

EN OFF – Avant l’interview, on attend. Longtemps. Elle est au téléphone avec sa maman. Elle, elle n’a pas d’enfant. « Un choix de vie« , nous confie son agent, qui fume clope sur clope devant le club. Avec un accent allemand. Ou bulgare je ne sais pas. C’est comme Noël pour Valérie, la responsable presse du Chat Noir à Genève. Plus que fière d’avoir Akua Naru sur sa scène. Elle travaille pour le club depuis 17 ans, club devenu famille. On fait l’interview dans les bureaux, Akua Naru s’est assise au bureau de Valérie. Noël. Comme souvent le concert est sold out, et les moins chanceux piétinent sur liste d’attente. Juste avant le début du concert, Valérie fait brûler de l’encens sur scène. Du Nag Champa, comme dans la chanson.

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Une interview à écouter ou à lire ci-dessous (n’hésitez pas à recharger la page si le lecteur n’apparaît pas).

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Radio Ellebore : Donc là on est au Chat Noir à Genève, mais il y a seulement quelques jours en arrière, tu parcourais les routes africaines à l’occasion d’une tournée … c’était comment ?

Akua Naru : C’était génial, vraiment vraiment bien. Ça n’était pas la première fois que j’allais jouer sur le continent, j’avais joué dans différents pays avant mais là c’était la première fois que j’y allais pour une vraie tournée : cinq villes, cinq pays, dix jours. C’était génial. L’Afrique est tellement immense, avec tellement de pays différents et tellement de visages différents. J’en ai pris plein les yeux. J’ai joué au Lesotho, c’est l’un des plus beaux paysages que j’avais jamais vu, c’est montagneux, c’est beau. Et le Rwanda, c’est très vert, et puis au Zimbabwe aussi … J’avais déjà joué à Harare, j’ai retrouvé des gens que je connaissais déjà, des artistes, des musiciens, c’était encore une autre ambiance et c’était génial. Le Mozambique aussi, c’était très beau très vert.

C’était inspirant ?

Je sais pas. Oui, dans tous les cas je suis toujours inspirée par le voyage en général et par les gens que je rencontre, surtout les noirs parce qu’on partage nos expériences et qu’ils peuvent me dire ce que c’est d’être Africain à travers le monde. Oui j’ai vraiment été inspiré par ce voyage, et surtout très reconnaissante d’avoir pu rencontrer ces gens et de partager beaucoup de choses avec eux. Et puis de pouvoir me rendre compte qui écoute et soutient ma musique … parce que des fois tu ne sais pas qui écoute. Ça c’était merveilleux. Mais tout m’inspire, même aujourd’hui je suis heureuse, la salle est pleine à craquer.

A quel point la poésie compte-t-elle pour toi ?

La poésie c’est vital pour moi, c’est toute ma vie. Je suis une poète avant toute autre chose. Ma mère te dirait … quand j’étais petite personne ne m’a appris à lire mais je savais lire, donc j’imagine qu’en devenant une lectrice je suis devenue une écrivaine, à écrire mes propres histoires et mes propres poèmes, je veux dire j’aime le pouvoir des mots que l’on écrit, le pouvoir des mots que l’on dit, et j’aime les possibilités d’une langue, les possibilités du langage.

J’aime la manière de prendre des sons et des idées pour les marier ensuite et pouvoir en dégager des sens pluriels. J’aime la manière dont ils entrent en connexion avec les gens. J’aime la poésie, j’aime la littérature, j’aime la langue et le langage, vraiment c’est mon premier amour, j’aime toutes les possibilités du langage.

Tu l’as dit, tu es une poète d’abord, mais ce ne sont pas tous les poètes qui rencontrent le hip-hop …

Il n’y a pas de déconnexion entre le hip-hop et la poésie pour moi. Le rap, c’est une forme de poésie, comme les haïkus, les sonnets, les villanelles. Tu peux le déclamer, le scander, le psalmodier en lien avec le rythme et la musique. J’aime pouvoir ralentir et déclamer un poème ou alors accélérer et rapper ce même poème. Il y a vraiment un pouvoir dans l’incantation, il y a un pouvoir dans le rythme. Avec certains rythmes, tu peux vraiment toucher les gens. Pour moi en tout cas, j’aime le hip-hop car il donne un très grand espace de liberté à ma poésie, il lui permet d’exister au-delà de la page, et il lui permet de toucher plus de gens.

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Elle est où la colère chez toi ?

Je vis dans ce corps que tu vois, je suis une femme noire… Je suis énervée contre tout, je vis dans un état de rage permanent. Je suis très en colère, je suis même en colère maintenant. Oui. Je suis en colère, ça ne s’arrête jamais. Et c’est compliqué, d’être dans ce corps plein de rage et d’éviter qu’elle vous submerge, qu’elle vous avale. C’est mon défi, en toute honnêteté.

Contre quoi je suis en colère ? Je suis une femme noire, née et élevée aux Etats-Unis, mes ancêtres ont construit ce pays et ils l’ont fait en esclaves. Depuis des centaines d’années, ils nous assassinent comme des chiens dans la rue. Je suis en colère contre la suprématie des blancs, contre le racisme, le patriarcat, l’impérialisme. Tout ça c’est à jeter et pourtant c’est ce qui nous structure, ça régit complètement nos vies. Ils viennent juste de tuer un enfant de 13 ans, 43 kilos, 1 mètre 50 … La semaine dernière, un enfant de 15 ans a été retrouvé mort dans une poubelle, quelqu’un avait mis le feu à son corps. Obama et les autres, ils lâchent des bombes sur la Syrie, ils tuent des gens, des femmes et des enfants. Donc je dois me débrouiller pour vivre avec toute cette rage. C’est mon devoir.

Un devoir ?

C’est compliqué pour moi de t’expliquer parce que … tu es née dans un corps différent, donc tu ne peux pas savoir ce que ça fait que quelqu’un te crache au visage et te traite de nègre. Qu’on te crache au visage ou alors qu’un groupe raciste entoure ta voiture et que toi tu ne peux rien dire, sinon ils pressent la gâchette et tu disparais. Tu n’as pas à porter avec toi le traumatisme collectif d’un peuple qui a souffert sous le joug d’un autre peuple qui refuse d’admettre qu’il a du sang sur les mains. Le fait que nos fils ne peuvent pas marcher dans la rue sans être criminalisés, comme si la couleur de leur peau était un tort. Donc, pour la police, tu es forcément en tort juste à cause de la couleur de ta peau. Tu vois ce que je veux dire ? D’avoir à expliquer aux blancs la vérité à propos d’eux-mêmes, leur expliquer le système dans lequel on vit, c’est épuisant, ça use l’esprit. Donc oui je suis folle de rage, tout le temps, et mon devoir c’est de trouver un moyen de le revendiquer et de créer de la joie avec ça. Ça me permet de ne pas perdre l’esprit. La musique, c’est un moyen.

Il y a un point de départ à ton engagement ?

Non pas vraiment, il y a toujours plusieurs choses. Moi je crois en la foi et le destin, je crois que je suis née pour être celle que je suis, comme si j’avais passé un contrat d’une certaine manière, et quand j’ai passé cet accord j’ai accepté de venir dans cette vie j’ai accepté de venir avec ce corps dans lequel je suis née, je suis celle que j’étais censée être, avec un devoir. Tout le monde en a un. Et je pense que quoi qu’il se soit passé jusqu’ici, c’était pour me préparer à devenir celle que je suis.

Donc non, je ne peux pas dire qu’il y ait un point de départ précis, mais ce que je peux dire par contre, c’est que quand j’étais une jeune artiste et que je voyais d’autres artistes qui risquaient leur vie pour dire la vérité, ça m’a donné des modèles, j’ai pu dire woaaw, donc je peux faire la même chose, je peux avoir le courage de le faire. De toute façon ça sert à quoi d’être artiste si ce n’est pas pour dire la vérité ? Tu vois ce que je veux dire ?

Autant que la poésie, tu penses que la spiritualité ça compte ?

J’essaie de ne pas dire aux gens ce dont ils ont besoin, je veux dire qui suis-je pour dire aux gens ce qu’ils doivent faire ou être. En ce qui me concerne, j’ai besoin de beaucoup de spiritualité. Je crois en Dieu. Je suis comme ça, ça m’aide à maintenir un équilibre, aussi parce qu’en tant qu’artiste je voyage beaucoup et je donne beaucoup d’énergie, et moi j’ai besoin d’être connectée à quelque chose de plus grand que moi pour rester ancrée, dans le présent, pour pouvoir continuer à donner.

Pour revenir à la musique, est-ce que tu peux me parler de Toni Morisson, qui est une grande écrivaine afro-américaine ? Tu lui dédies une chanson qui s’appelle « One Woman » dans The Miner’s Canary, ton dernier album.

Toni Morisson est mon auteure préférée. J’aime lire son travail, si tu l’entends parler ou si tu la vois enseigner, c’est un génie. Si je devais choisir un ou une artiste qui m’a le plus influencé, ce serait elle sans aucun doute parce que j’ai l’impression qu’elle a complètement changé ma vie. Elle m’a mis au défi, et de la lire, ça m’a beaucoup aidé à trouver des principes pour ma vie, ça m’a aidé à déterminer comment je voulais vivre et comment je voulais écrire en tant qu’artiste noire. Grâce à Toni Morrisson, j’ai compris comment rechercher la liberté dont j’ai besoin dans le monde que je crée. Donc j’aime Toni Morisson, et c’est pour ça que j’ai écrit une chanson pour elle. C’était très important pour moi.

Pourquoi tu chantes ?

Parce que ça m’apporte de la joie. Je chante parce que c’est quelque chose que j’aime faire et que c’est très puissant, ça me permet d’atteindre les gens. Tu vois c’est ça le truc, avec la musique on peut atteindre les gens qu’ils soient blancs, noirs, violets, roses ou quoi … le truc c’est que la musique peut te toucher. J’ai écrit de la musique et soudain j’ai pu toucher les gens. J’écris parce que c’est quelque chose que tu peux faire en paix, pour moi-même aussi d’ailleurs, et si je ne pouvais pas écrire, ce serait terrible. Vraiment, je crée parce que ça m’apporte de la joie.

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Retrouvez les Longs Formats tous les vendredis à 13h sur le 105.9 FM et en podcast sur la page de l’émission

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