Syngu

Syngué-Sabour : Pierre de Patience, par Atiq Rahimi, avec Golshifteh Farahani

Aux contreforts des montages afghanes, une jeune épouse veille sur un homme plongé dans le coma suite à une blessure de guerre. Quelques coussins pourpres tapissent le sol de l’intérieur vétuste et, sur le fond d’un bleu pâle délabré, se découpe la silhouette de la jeune femme priant pour ramener à la vie son mari. La ligne de front traverse la fragile bâtisse et rythme l’attente de cette mère et de ses deux filles, confrontées à la présence muette et placide du père, là où sans l’homme la femme n’est pas. Un jour, cette femme est forcée à l’amour par un jeune combattant bègue. Remords et culpabilité envahissent son âme mais son corps s’éveille à ces caresses nouvelles tandis que bourgeonne enfin une féminité sous la lourde burka ocre. Peu à peu, la voix se libère jusqu’à confier à l’oreille du mari désirs inavoués, souvenirs intimes et secrets cachés dans les replis du cœur. Le corps inanimé devient peu à peu le réceptacle de l’intimité de son épouse, et se change, malgré lui, en sa pierre de patience – sa Syngué Sabour – pierre magique de la mythologie perse à laquelle on confie ses secrets, ses regrets et ses souffrances jusqu’à ce qu’elle éclate un jour, pour enfin libérer son propriétaire.

 

Auto-adaptation par Atiq Rahimi de son roman primé du Prix Goncourt au 2008, ce film est le fruit d’un artiste protée, écrivain et cinéaste qui n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a précédemment adapté Terre et Cendres en 2003. Si l’adaptation d’un roman au cinéma, et à fortiori par son propre auteur, peut parfois flirter avec l’écueil d’une trop grande littéralité, Syngué-Sabour déjoue ce danger grâce à un scénario remanié et intensément travaillé pour sa transposition à l’écran par les deux mains Atiq Rahimi/Jean-Claude Carrière. Bien sûr, le choix du monologue induit ponctuellement quelques longueurs voire une dimension trop « littéraire » mais la finesse du jeu de Golshifteh Farahani, la dialectique intérieur/extérieur, le travail des personnages secondaires et le savant recours à des réminiscences en flash-back rythment et étoffent de manière convaincante la trame du film.

 

Une goutte éclate sur la moquette pourpre, les rayons du soleil filtrent au travers de l’intérieur bleu pâle et viennent éclore sur l’étoffe violette d’une robe ; le rendu visuel du film est stupéfiant. Couleurs, contrastes, lumière, tout s’unit pour rendre l’impression d’une grande poésie, qui vient s’opposer à la brutalité du dehors et de la guerre. Malgré l’argument du huis-clos et la fixité du corps endormi, la caméra immisce chez le spectateur une impression de mouvement et de flottement qui vient bercer le balancement de la voix de Golshifteh Farahani. On retrouve là la patte du directeur de la photographie Thierry Arbogast qui s’est illustré aux côtés de Luc Besson (Nikita, Léon, Le Cinquième élément…)

 Sabour

Atiq Rahimi nous livre avec Syngué-Sabour un film engagé et subversif qui dénonce, souvent par l’absurde, le sort de la condition féminine en Afghanistan. La femme demande à son mari plongé dans le coma la permission de sortir chercher son sérum, avant de se rendre compte qu’elle n’aura pas de réponse, et n’ose croire à ce semblant de liberté, une autre raconte comment stérile, elle fut chassée par son mari et violée par son beau-père ; toutes ces scènes illustrent la sauvagerie d’une société phallocratique pour des femmes, recluses dans les intérieurs, forcées à enfanter, délaissées par leurs maris. Entre les deux pôles d’un mari rendu muet et d’un jeune amant bègue, la parole est détenue par des femmes – la femme, sa tante – qui tentent d’exister malgré leur sort : secrets, mensonges et discussions sur le sens caché de sourates du Coran, leur voix emplit l’espace laissé vide par la guerre des hommes, pour ne jamais plus, au moins dans nos esprits, se rétracter, et pour faire luire, au loin, quelques lueurs d’espérance.

 

Parfois néanmoins, le film menace de sombrer dans une caricature manichéenne homme-bourreau/femme-victime dans son traitement de la condition des femmes en Afghanistan, ce qui tend quelque fois à un didactisme un peu plat. Mais si le propos peut parfois sembler maladroit, le film est sauvé par le jeu de Golshifteh Farahani, sa sensibilité et l’étendue des nuances d’expressions qu’elle maîtrise. Au travers d’un regard, de la teinte de sa voix, de la chorégraphie de son corps jusqu’au flottement de sa robe se parsèment tour à tour désir et culpabilité, abandon et pudeur, érotisme et remords, tendresse et rancœur, confidences et accusation, plaisir et mort….

 

« Il y a une maîtresse des nuances, la littérature » écrivait Barthes dans S/Z ; en adaptant son roman aux salles obscures et en donnant à son personnage les traits et l’inspiration de Golshifteh Farahani, Atiq Rahimi invite la nuance au cinéma avec Syngué-Sabour.

 

Lecteurs conquis par le roman, vous le serez par le film. Quant à moi il est temps de faire le chemin inverse et de me plonger dans les pages de Syngué-Sabour, en gardant toujours à l’esprit ce mur bleu et cette robe violette, ce silence et cette voix.

 

Arnaud Idelon

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