Habibi Funk : musique arabe mon amour

Le label Habibi Funk fait le bonheur des oreilles curieuses depuis quelques années, en allant chercher des sonorités oubliées, dans des contrées jusque-là épargnées par les diggeurs professionnels et autres labels spécialisés en rééditions de “world music” : les pays du monde arabe, du Maroc au Liban, en passant par la Lybie ou Le Soudan. Le but n’est pas de compiler de la musique arabe traditionnelle ou populaire, mais de montrer la diversité et les influences musicales qui ont nourri certains artistes de tous ces pays arabes à un moment donné, en-dehors des musiques traditionnelles de leurs pays ou régions. C’est pourquoi on retrouve dans les sorties du label des influences de zouk arabe, de coladera (un style cap-verdien) en Algérie, de bossa-nova au Liban, de jazz au Soudan, de disco égyptienne, et j’en passe…
Mené de main de maître par Jannis Stuertz, aussi à la baguette de l’excellent label allemand Jakarta Records, nul doute que Habibi Funk (Habibi signifie « mon amour », « chéri » en arabe) a un bel avenir devant lui, car ce projet permet aussi de remettre à l’honneur certains artistes oubliés, comme avec l’exposition à Alger sur Ahmed malek, ou de reconnecter la jeunesse de ces pays avec certaines de leurs racines musicales. Voici l’entretien avec Jannis, avec qui j’ai eu le privilège de partager les platines le temps d’une soirée.

Pourquoi ce nom Habibi ? Quelle est la genèse du projet ?
Un des artistes du label Jakarta, Blitz the Ambassador, a joué au Maroc au festival Mawazine. Je suis resté quelques jours pour chercher des disques, j’ai commencé à les mixer, puis ensuite je suis aussi allé en Tunisie et j’ai aussi trouvé des disques là-bas, et j’ai réalisé qu’il y avait un grand intérêt pour cette musique mais que ces disques n’étaient pas facilement disponibles ; comme je gérais déjà un label, l’idée de monter un label de rééditions est venue naturellement, voilà, c’est comme ça qu’est née l’idée de monter un label.
Le nom vient d’un commentaire sur un de mes mixes publiés sur Soundcloud, et je l’ai utilisé comme nom pour le label du coup.

Il n’y a que des rééditions pour l’instant sur le label ; es-tu intéressé par des nouveaux projets ?
Pas vraiment, pour l’instant on se dédie seulement à rééditer des vieilles musiques, ça peut changer très vite, mais on a beaucoup de matériel avec lequel on peut travailler encore ; il y a déjà des labels qui s’occupent de la scène marocaine actuelle.

Où est-ce que c’était le plus difficile et le plus facile à digguer ?
Le Caire est facile pour trouver des disques parce que Le Caire est une des rares villes qui a gardé un grand nombre de magasins de disques, qui renouvellent ses stocks. Par exemple, la plupart des magasins au Maroc essaient de vendre leurs vieux vinyls et n’ont pas de renouveau. Ils vendent seulement ce qu’ils ont toujours eu, les disques ne tournent pas trop. Au Caire, les magasins essaient toujours de trouver du nouveau matériel, je pense que c’est le meilleur endroit pour trouver des disques. Le plus dur est le Soudan, là-bas il n’y a plus de magasin, tu ne peux pas trouver de disques.

Quand tu diggues, qu’est-ce qui fait la différence pour toi entre un disque qui te plait personnellement, et un autre que tu as envie de rééditer ?
Il n’y a pas vraiment de différence ; la musique qu’on réédite est justement basée sur nos goûts personnels ; ce qu’on fait avec le label n’est pas une réflexion de ce qui pourrait marcher ou non ; on veut sortir ce matériel qui intéressera une niche spécifique.

Dans tous les pays arabes que tu as traversé musicalement, où as-tu trouvé une grande énergie musicale ?
Quand je suis DJ, j’aime bien aller à Beyrouth, il y a une scène très vivante, mais aussi Le Caire, Tunis, j’aime beaucoup Casablanca… Toutes ces villes et tous ces endroits ont leurs particularités, bien différentes.

Les droits d’auteurs doivent être une difficulté particulière ?
Toujours… Des fois c’est facile, mais par exemple, trouver la musique en bonne qualité peut être un plus grand challenge si les masters n’existent plus. Mais c’est vrai qu’en général, retrouver les artistes est la partie la plus difficile.

Vous avez aussi produit un film documentaire.
On voulait contextualiser le travail que l’on fait : écrire l’histoire des artistes, faire des interviews, faire des photos, tout le travail qu’il y autour la réalisation d’un disque, on a fait une exposition à Dubaï, une autre avec Ahmed Malek en Algérie, on a des fonds de Apple Music pour produire un documentaire, donc on a fait un documentaire sur Ahmed Malek en Algérie, et un autre au Soudan.

J’ai vu qu’en tant que DJ tu utilises des dub-plates des musiques que tu as sorties ?
Oui j’ai un ami à Berlin qui me fait mes propres dubplates ; parce quand tu mixes, que tu sors et ranges tes disques rapidement, que tu t’amuses, t’as pas envie d’utiliser tes disques originaux qui pour certains coûtent une fortune… Et ça me permet de jouer sur dubplates des morceaux qui n’étaient sortis qu’en cassette, donc qui ne sont jamais sortis en vinyl !

A une époque où le digital s’est démocratisé, tu préfères presser et jouer des dubplates qu’utiliser Serato ou un contrôleur ?
Oui, j’ai toujours pensé ça surtout si tu joues des “vieilles” musiques, en plus ça fait partie du charme ; plus je fais DJ et plus je fais attention à ça. Parce que de moins en moins de DJ jouent en vinyl, les conditions techniques, les platines vinyles dans les clubs ne sont pas toujours très bons, souvent j’ai des problèmes techniques que je n’aurais pas avec CDJs, et je pourrais très bien jouer avec juste une clé usb, mais bon, je préfère jouer avec des vinyls.

Quel est le projet dont tu es le plus fier ?
Une des clés est l’album de Fadoul, un des premiers qu’on a réédités, on a eu besoin de 6 voyages au Maroc pour retrouver sa famille ; c’était une sorte de point de départ pour pas mal de choses ; ce n’est pas forcément le disque dont je suis le plus fier, mais sûrement l’un des plus importants du label, parce c’est avec ça que tout a vraiment commencé. On a mis vraiment du mal à retrouver sa famille, car il est décédé au début des années 90, on a réussi à trouver quelqu’un qui se rappelait où habitait sa famille il y a 15 ans, on y est allé avec une photo, et on a cherché dans les vieux cafés où il avait l’habitude de venir et jouer aux cartes, puis quelqu’un l’a reconnu, on a pu retrouver son frère et sa soeur ; on était allés 5 fois à Casablanca pour les retrouver, ça a été long !

Quel projet est le plus funky ?
Je pense Fadoul parce qu’il était connu comme le James Brown marocain. Même si le mot “funk” se trouve dans le nom du label, ce n’est pas vraiment ce qu’on recherche musicalement en fait. On recherche des musiques qui ont différentes influences musicales, des musiciens qui jouent des musiques locales en ajoutant des influences extérieures, ça peut être funk, mais ça peut être d’influence éthiopienne par exemple, parce que beaucoup de musiciens soudanais étaient influencés par la musique éthiopienne, la musique congolaise aussi. Donc la musique du label n’a pas nécessairement besoin d’être funk, c’est juste le nom du label.

Dans tes rééditions, on peut découvrir de la bossa nova du Liban, du jazz soudanais, du funk marocain…Tant de styles différents et de diversité.
Certains de ces artistes sont un peu connus. Par exemple, le mec derrière le groupe Al Massrieen, il est connu en Egypte. La plupart des autres projets sont plus obscurs et même à ce sujet il y a plusieurs niveaux ; mais au final, les influences venues de l’étranger arrivaient aux oreilles des gens comme partout ailleurs. Il y a un tas de groupes, comme disons en France dans les années 70 qui ont joué de la musique brésilienne, et même avant internet, la musique a toujours voyagé à travers le monde, avec des gens qui s’échangeaient des cassettes, ou qui voyageaient avec leurs disques à eux… Et oui, le phénomène qu’on peut observer dans la culture musicale française ou allemande est le même partout, et a permis de développer une culture de niche avec ses sons spécifiques : au final le jazz soudanais ne ressemble pas au jazz classique. Ils se définit comme jazz soudanais mais c’est plus un mix de musique moderne soudanaise, d’influences congolaises, il y a quand même certaines influences venant du jazz mais le résultat est loin de l’image qu’on peut se faire du jazz, c’est juste le même mot. Mais du coup tu as des groupes qui expérimentent et qui sont les seuls, et dans certains pays, cela a créé une scène à part entière en s’inspirant d’influences extérieures, quelque chose de nouveau et unique pour un endroit donné.

Et au Soudan, j’ai cru comprendre que c’est l’Etat qui a tous les droits sur les musiques ?
Oui c’est compliqué parce que les lois de copyright là-bas ne sont pas vraiment les mêmes que pour nous. Le problème c’est que la plupart des musiciens n’a pas enregistré pour un label, mais pour des sessions de radio ; du coup ce n’est pas vraiment accessible. Certains comme Kamal Keila a enregistré aussi pour la radio, mais il a des copies en fait, c’est comme ça qu’on a pu sortir l’album ; mais la plupart n’ont pas de copie, ils n’ont jamais enregistré leur propre album, et les labels à l’époque ne sortaient que de la musique arabe traditionnelle ; j’ai trouvé les sessions radio plus intéressantes.

Avec tout ce travail de diggeur, chercher les artistes, les masters, rééditer, tu as pu être impliqué dans les histoires personnelles de tous ces artistes.
Pour tout notre travail de licence, on se doit de rencontrer le groupe, et si le groupe n’existe plus, on doit rencontrer leurs familles, parce qu’on a besoin de les citer , de faire leurs interviews, et bien sûr leur distribuer leurs royalties; donc évidemment les artistes et/ou familles sont les premiers partenaires du projet, c’est ce qui est vraiment intéressant. Et au Soudan par exemple, pour eux financièrement c’est assez important parce qu’ils peuvent gagner avec une réédition plus d’argent qu’en plusieurs années là-bas. Beaucoup de musiciens n’ont jamais été bien payés pour la musique qu’ils ont fait, finalement ils ont une opportunité tardive de pouvoir récupérer un peu d’argent.

Et rencontrer tous ces gens a peut-être été le plus intéressant au final ?
C’est pourquoi les sorties sont si longues, le temps de passer du temps avec eux, faire les interviews, des photos, les connaître, faire les contrats, traduire…. c’est ce qui prend le plus de temps en fait. Pendant qu’on sort 12 projets sur Jakarta, on n’en sort que 2 ou 3 sur Habibi, parce que le processus est beaucoup plus long et compliqué.

Par : Michel Platine

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