Spécialiste des rencontres musicales, instigateur de projets artistiques et musicaux atypiques, le violoncelliste Vincent Ségal semble vraiment faire partie des ces artistes qui peuvent toucher à tout avec classe, capable de se fondre dans des ambiances punk-rock à Paris, Hip-Hop à Los Angeles, Samba à Salvador, Kora à Bamako, ou Folk à Istanbul. D’une pierre deux coups, notre homme était à Lyon pour présenter le projet « Voyage en Terre Ottomane » (Turquoise Production) au Musée des Confluences avec les excellents musiciens turcs Derya Türkan et Savaş Özkök au moment même de la sortie du dernier album de Bumcello… De quoi s’entretenir avec lui sur ces deux projets, mais aussi ceux qui ont forgé sa solide discographie et rempli son épais carnet d’adresse.
Comment pourrais-tu te présenter ?
Je m’appelle Vincent Ségal, je suis né il y a déjà plus de 50 ans à Reims en Champagne, d’une famille en parte champenoise, j’habite Paris depuis 30 ans, et je joue du violoncelle depuis l’âge de 6 ans…
Comment présenterais-tu ton parcours musical ?
En fait si je le présente, il y a deux choses : les visions des concerts enfant, avec mon père, c’était l’endroit où je me sentais le mieux quand il y avait des concerts et que j’étais dans la salle, j’écoutais et souvent je m’imaginais auprès de ces musiciens ; petit je me disais souvent “Ouah j’aimerais tellement être à leur place avec eux !”, et ensuite les disques : des écoutes de disques des journées et des nuits entières depuis tout petit. Tout le reste est lié à la lecture, je lis toujours beaucoup, et tout ce qui est créatif, que ce soit le cirque, un peu moins le théâtre maintenant, tout ce qui est de l’ordre de l’anthropologie aussi, comment les gens vivent, car en tournée tu vois les choses d’un point de vue solitaire parce que tu te balades dans des villes où tu es complètement étranger donc tu vois les gens circuler, manger, s’engueuler… Donc j’aime bien ça aussi dans ma vie. Mon parcours est lié à tout ça, lié aux enregistrements, et jouer le plus possible sur scène des choses qui évidemment m’intéressent ; le fait de jouer c’est le fait de me trouver dans la meilleure position pour pouvoir écouter les gens que j’aime. Plutôt que de dire j’organise des choses, j’ai toujours aimé pouvoir maîtriser suffisamment la musique pour pouvoir m’associer à des gens que j’aime, comme ça je peux les voir à côté de moi et t’as pas de plus grande sensation que les répétitions…. Les répétitions c’est mon moment préféré en fait, plus que les concerts…. Parce que dans les répétitions tout le monde est détendu et joue le mieux possible, il n’y a pas d’interférence liée à la chose du concert ; le concert c’est génial car ça permet aux gens d’écouter, j’adore ça mais…. quand tu as la chance d’être dans une petite pièce et de pouvoir jouer avec des gens et les entendre, là tu entends des choses incroyables….
Un processus de création en quelque sorte ?
Pas forcément, une fois que tu connais les gens et que tu as travaillé avec eux, tu les vois, on se retrouve même en tournée dans les chambres d’hôtel, sinon beaucoup chez soi, dans les studios d’enregistrement où hors enregistrement il se passe des choses incroyables. Un truc que j’aurais adoré faire, si j’étais mieux organisé, j’enregistrerais tout ce que j’entends dans les studios hors studio et je ferais des albums incroyables avec ça…. juste en enregistrant les gens et sans participer moi-même, comme un peu ce que tu es en train de faire là, prendre un enregistreur et dire, voilà, lui il jouait ça à ce moment-là tout seul, etc, parce qu’il y a des moments incroyables ! Un des plus beaux moments de Marvin Gaye c’est quand à Ostende il y a des jeunes musiciens qui viennent jouer avec lui, tu vois tout de suite dans leur regard qu’ils sont émerveillés, lui il les fait répéter, il est en pyjama ou en jogging, il est allongé sur le canapé, et il les fait répéter, il chante « I want you », incroyable… Il a tellement d’aisance, il les fait répéter de manière complètement nonchalante et en même temps c’est une voix qui est surnaturelle.
Tu es ici pour présenter « Voyage en Terre ottomane » et…
C’est pas le titre que j’aurais imaginé, l’idée ne vient pas de nous…
Quel est le titre que tu aurais imaginé alors ?
Je l’aurais présenté comme un concert de Derya Türkan, Savaş Özkök et Vincent Ségal très simplement, et effectivement il y a des voyages en terre ottomane mais pas seulement parce que la première fois que j’ai rencontré Derya c’était à Lyon, à l’Opéra de Lyon, on avait une carte blanche, on était invité par Bojan Z ; on a passé une nuit à d’abord très bien manger, car Derya est un grand gourmet, il était émerveillé on nous avait emmené dans un très bon restaurant à la Croix Rousse, on a terminé à 2h du matin et ensuite il a sorti son kemençe à l’hôtel des Terreaux, et ça a duré jusqu’à 6h du matin… Et ensuite il m’a proposé de participer à des concerts à Istanbul avec Erkan Oğur qui est un grand chanteur, très grand musicien, un magicien, quelqu’un de très difficile, très exigeant, un peu atypique avec des sautes d’humeur, un grand caractère, et donc on a fait des concerts à Istanbul, c’était une musique que j’écoutais beaucoup mais dont je n’avais pas une grande connaissance à l’époque, maintenant je suis plus à l’aise ; et c’est merveilleux parce que ça m’a enrichi ; le style musical d’Istanbul et le style des musiques ottomanes variées, des musiques populaires, des musiques savantes, religieuses, des musiques liées à un individu comme Erkan par exemple, ou Derya, tout ça m’a fait un joli répertoire qui me sert aussi dans mes compositions personnelles, ça fait toute une palette de couleurs en plus…
Parlons de tes projets, de toutes tes rencontres, quel est le projet le plus fou, le plus incroyable, le plus punk ?
Le plus punk, ce serait Bumcello quand même avec Cyril Atef, parce que Cyril est la personne la plus folle que je connaisse, depuis toujours. Quand j’ai rencontré Cyril il avait une casquette de Sherlock Holmes sur la tête, je me suis dit « mais qu’est-ce que c’est que ce type ? », c’est Julien Loureau qui nous a présenté, on a joué dans Olympic Gramofon ensemble et ça fait bientôt presque 30 ans qu’on joue ensemble… D’ailleurs c’est quelqu’un qui vient du mouvement punk de Los Angeles, quand il avait 16 ans, il était engagé dans la lignée des « Dead Kennedys », et en même temps c’est quelqu’un de très cultivé, donc je dirais qu’avec lui j’ai fait les trucs les plus fous, on a passé des nuits au Caire à jouer une musique incroyable avec des musiciens cairotes qui passaient nous voir qui disaient « Y a 2 mecs un peu bizarre, venez c’est génial », et puis on a fait la même chose à Haïti, en Amérique du Sud, on a beaucoup bourlingué dans des contextes bizarres et variés, donc je pense que c’est une des choses les plus folles…
Le plus coloré ?
Le plus coloré je dirais que c’est la musique sariel de Shoenberg ou des choses comme ça, quand j’étais au conservatoire, ça s’appelle Klangfarbenmelodi, c’est une mélodie de cordes et Webern est un compositeur que j’adore, je dirais le quatuor opus 28 de Webern pour moi c’est une des œuvres les plus colorées…. On ne dirait pas ça quand on l’entend, il y a un côté très sérieux, un peu comme Paul Klee, mais il est capable en fait avec quatre instruments (deux violons, un alto, un violoncelle) de sortir des couleurs pas possibles ; donc si tu me parles de couleur en musique j’aurais tendance à penser au viennois de la période sariel.
Le plus impossible, où tu t’es dit « on ne va jamais y arriver » ?
Le plus impossible c’est de jouer bien les suites de Bach pour violoncelle… Depuis que j’ai 6 ans j’essaie de les travailler, je les joue quasiment tous les jours et j’arrive à les jouer, mais pas bien, donc j’ai l’impression de ne jamais y arriver, de ne pas en faire le tour…
Le projet le plus obscur, le plus sombre ?
Le plus sombre je dirais Chocolate Genius, c’est quelqu’un que j’adore ; j’adore quand il chante, j’adore ses compositions, j’adore ses textes, il y a la chanson qui s’appelle « My Mom » sur la maladie d’Alzheimer, où il dit « She don’t recognize my name » ; elle ne se souvient plus du prénom de son propre fils et c’est une chanson qui est d’une noirceur et d’une tristesse incroyable et c’est très très noir. Après sinon l’album lié à la chirurgie de Fantômas, c’est quelque chose qui est très noir aussi. Je n’ai pas participé à ça, mais je connais beaucoup de musiciens qui sont autour de cette bande-là et c’est un projet qui est très très noir aussi.
Le plus varié, celui qui contient le plus d’éléments musicaux d’horizons divers ?Ça serait Jean-Jacques Birgé, avec Antonin Tri-Hoang, des fois on joue en trio. Jean-Jacques Birgé c’est quelqu’un qui faisait partie d’un groupe qui s’appelle Un drame musical instantané, c’est vraiment un musicien free des années 60, qui a été à l’IDHEC quand il avait 18 ans et qui a aussi cette culture du cinéma, et c’est quelqu’un qui est incapable de jouer trois notes sérieuses ; il n’a aucune technique et en même temps c’est un type qui a un sens prodigieux du retournement de situation en permanence, c’est-à-dire que tu ne peux jamais savoir ce qu’il va se passer au niveau son, au niveau ingrédients, il a du mal à comprendre les musiques de dance comme le hip-hop ou le zouk, qui sont des musiques que j’adore, j’adore la répétition dans la musique parce que c’est un truc de contrôle justement, le reggae pour moi c’est l’art du swing contrôlé, et lui il ne comprend pas ça ; donc c’est la musique qui a le plus de style, la plus composée, c’est un patchwork énorme.
Le projet le plus métissé ?
Le projet le plus métissé que j’ai fait c’est Carlinhos Brown, «AlphaGamabetiZado» en 95 je crois. On s’est connus par Naná Vasconcelos qui m’a appris énormément de choses, car à l’époque il jouait dans un groupe incroyablement ouvert sur le monde, et en fait à Salvador, Carlinhos Brown tout l’intéressait pour son album ; il avait invité Kuder Barkan qui était le violoniste qui jouait avec Khaled, il y avait Mokhtar Samba qui jouait de la batterie avec les meilleurs percussionnistes de Salvador, enfin le top des enfants de Salvador qui jouait des percussions, il y avait Gilberto Gil, Caetano Veloso, Maria Bethania, et en même temps il y avait ces couleurs liées à la musique américaine, la grande musique brésilienne, les musiques du monde, musique africaine… j’ai adoré Carlinhos pour ça, au Brésil c’était le seul type qui connaissait parfaitement Doudou N’diaye Rose du Sénégal, qui connaissait la musique marocaine, enfin c’est un type incroyable… C’est un génie. « Tribalistas » pour moi c’est un album incroyable. En plus j’adorais, il mettait les accords pour que quelqu’un puisse jouer tout de suite les chansons à la guitare, les brésiliens font souvent ça ; c’est-à-dire tu ouvres l’album, le CD, et tu as déjà les tablatures pour pouvoir chanter toi-même les chansons qu’ils ont mise sur l’album.
Parmi les projets les plus méconnus, moins exposés, quel est celui dont tu es le plus fier ?
J’en mettrais plusieurs dans ce cas-là, car quand il y a plusieurs enfants, tu ne peux pas les séparer…
L’album du trio de Glenn Ferris, trombone, violoncelle, contrebasse, que j’ai enregistré en 93 ou 92, c’est un album très très beau, j’adore cet album-là. Après, la musique que j’ai fait avec Michael Galasso et Cyril Atef pour les « Fables de la Fontaine » à la Comédie-Française avec Bob Wilson, la musique est incroyable… Après il y a des choses avec Naná Vasconcelos qui n’ont jamais été enregistrés sur disque, ce sont des années où j’ai appris des tas de morceaux de Naná que j’adorais, c’est un très grand percussionniste et c’est comme un père, comme Glenn Ferris d’ailleurs… Ensuite Olympic Gramofon avec Julien Loureau, on s’est tous connus dans les années 90 et il y a un album qu’on a enregistré très vite et ça sonne très bien. Après j’adore l’album avec Koki Nakano qui n’a pas eu un succès énorme ; c’est des compositions de ce jeune japonais pour piano-violoncelle, c’est assez beau ce qu’il a écrit. Mais après il y en a tellement, et il y a eu plus de disques qui ont eu du succès mais que j’aime moins, même si je ne les renie pas bien sûr… Peu de gens connaissant « Blazin Arrow » de Blackalicious, mais je suis très fier de ce disque.. Il a vendu 300 ou 400.000 aux Etats-Unis, mais c’est rien pour le marché du Hip-Hop américain de l’époque. Et en même temps pour beaucoup de gens ce disque est une référence. Le hip-hop est une culture dans laquelle j’ai grandi en rêvant de faire quelque chose de bien, d’apporter ma pierre à l’édifice, et le fait d’avoir arrangé tout l’album et d’avoir fait énormément de compositions sur « Blazing Arrow »… J’adore « The Craft », l’album d’après, mais pour moi « Blazing Arrow » est un chef-d’oeuvre ; en plus ça s’est fait dans une euphorie avec Money Mark, Mario Caldato, Chief Xcel le génial beatmaker de Blackalicious, et Gil Scott-Heron, Amir, Questlove, Jurassic 5, c’était très très bonne ambiance, on a beaucoup rigolé avec ce projet, c’est des grands moments.
Quant au dernier album de Bumcello ?
Alors c’est le 8ème album ; comme j’étais beaucoup avec Ballaké Sissoko et qu’on a énormément tourné pendant toutes ces années j’avais l’impression des fois de laisser tomber un peu Cyril et il était un peu triste… On avait l’album « Al » qui n’était pas très connu mais qui est pour moi l’un des meilleurs albums de Bumcello, on l’avait fait avec Tommy Jordan, un vieux pote, qui était le créateur de Geggy Tah chez Luaka Bop, un groupe incroyable de Los Angeles, et ce qui est drôle c’est que ce groupe qu’il avait en duo avec Greg Kurstin qui est le mec qui a écrit pour Lily Allen, pour Adèle, et c’est un type qui est multi-millionnaire pour avoir écrit pour les autres et son groupe est un groupe inconnu aux Etats-Unis, qui était signé par David Burn, qui est loin d’être un imbécile, tout ce qui est chez Luaka Bop c’est bon en général ; et donc là on vient de faire un album qui s’appelle « Monster Talk » ; en fait on s’est vraiment fait plaisir avec Cyril, on s’est réuni trois jours comme d’habitude, on a tout fait ; lui m’a amené des propositions de chanson, moi je lui en ai amené d’autres et on a tout fait très rapidement ; avec Bumcello les derniers albums on s’est rendus compte qu’on aimait qu’il y ait une personne de confiance qui s’occupe de l’enregistrement au niveau production pour qu’on ait qu’à jouer et s’occuper de nous, des compos, pour pas aller dans le studio toutes les 5 secondes écouter les sons, à chaque fois on change et là on a confié ce travail à Vincent Taurelle qui est de la nouvelle génération, par rapport à nous en tout cas, que j’ai connu quand il était encore au conservatoire ; c’est lui par exemple qui a produit « L’arme de paix » d’Oxmo, et c’est quelqu’un que j’adore, qui a beaucoup joué avec Air aussi, et qui est très cultivé et très bon musicien, et on a bien rigolé sur cet album…
A quoi il ressemble, quelle est sa couleur ?
Je dirais qu’il y a des morceaux parmi les plus expérimentaux qu’on ait faits avec Bumcello, c’est toujours enregistré live, chacun prend un instrument, des fois Vincent a participé aux claviers pour que justement je puisse m’occuper des violoncelles ; il y a énormément de violoncelle écrit donc les gens disent qu’on n’entend pas le violoncelle, ils pensent qu’il y a des claviers mais ce sont des violoncelles électriques qui font des effets, et puis Cyril chante très bien, voilà…